« Où est Leigh Hunt ? Où est l’anthologie d’Oxford de la poésie anglaise ? Où est la Vulgate
et ce bon vieux fou de John Henry ? Je pensais que cela me ferait une lecture si roborative pour le temps du carême, et vous, vous de m’envoyez absolument RIEN.
Vous me laisser tomber, et j’en suis réduite à écrire des notes interminables dans les marges de livres qui ne sont même pas à moi mais à la bibiliothèque. Un jour où l’autre ils s’apercevront que
c’est moi qui ai fait le coup et ils me retireront ma carte. »
Helene Hanff, 84 Charing Cross road, Editions Autrment, 2001, page 16
« There’s no doubt in my mind that I have found out how to begin (at 40) to say something in my own voice; and that interests me so that I feel I can go ahead without praise. »
Virginia Woolf, Quote from Diary, 1922 in introduction to Mrs Dolloway by Elaine Showalter, Penguin Modern Classics, page xvi
Une année, il n’y eut pas de pluie. Karen Blixen dans sa ferme au Kenya entre impuissance, frénésie et résignation commence à écrire. L’écriture serait-elle une solution face à ce fourmillement stérile et incontrôlable qui frappe parfois, quand on sait que l’on a des milliers de choses à faire, et la masse de ces tâches potentielles non accomplies nous noie, nous électrise et nous extrait totalement de l’ici et du maintenant dans un malaise intenable ?
« C’est ainsi qu’un soir, je me mis à écrire. Je commençai à la fois un roman et des contes ; tout ce qui pouvait entraîner mes pensées vers d’autres lieux et d’autres temps me paraissait bon. Les contes que j’écrivais amusèrent mes amis.
Quand je cessais et que je sortais, je sentais un vent léger et cruel tourbillonner autour de moi. Le ciel était clair, constellé de millions d’étoiles implacables. Tout était sec.
Au début, je n’écrivais que le soir ; par la suite je reprenais mes feuillets dès le matin, à l’heure où j’aurais dû être dehors à distribuer le travail. Il était si difficile devant la terre asséchée de savoir quel parti prendre ! Fallait-il passer la charrue sur les mais flétris et recommencer à planter ? Et pour le café ? Ne valait-il pas mieux sacrifier les fruits pour sauver les pieds ? Je remettais de jour en jour les décisions à prendre.
J’écrivais dans ma salle à manger parmi le désordre des papiers disséminés, car, à côté de la littérature, il y avait les comptes à faire, les devis à examiner, sans parler des petites notes désespérées de contremaitre auquel il fallait répondre.
Les indigènes se demandaient ce que je faisais ; quand ils surent que j’écrivais un livre, ils en conclurent que c’était un dernier effort pour nous tirer d’affaire et ils y prirent grand intérêt. Chaque fois qu’ils me voyaient, i ls me demandaient comment allait le livre. »
Karen Blixen, traduit du danois par Yvonne Manceron, La ferme africaine, France Loisirs, page 43
« Maintenant c’était au tour de mon personnel de venir me regarder écrire. Kamante, cet été-là, pouvait
rester pendant des heures debout contre le mur à regarder la machine. Ses prunelles roulaient entre ses cils comme des perles noires, pour suivre de droite à gauche le mouvement de la machine,
commes’il avait dû la remonter et la remettre en marche après.
Un soir, en levant la tête, je rencontrai le regard de ses yeux attentifs. « Msabu, me demanda-t-il au bout de quelques secondes, est-ce que tu es capable d’écrire un livre ? » Je lui
répondis que je l’espérais. »
Karen Blixen La ferme africaine, France Loisirs, page 45
« Malgré leur conformisme, les livres élargissaient mon horizon ; en outre, je m’enchantais en néophyte de la sorcellerie qui
transmute les signes imprimés en récit ; le désir me vint d’inverser cette magie. Assise devant une petite table, je décalquai sur le papier des phrases qui serpentaient dans ma tête : la
feuille blanche se couvrit de tâches violettes qui racontaient une histoire. Autour de moi, le silence de l’antichambre devenait solennel : il me semblait que j’officiais. Comme je ne cherchais
pas dans la littérature un reflet de la réalité, je n’eus jamais non plus l’idée de transcrire mon expérience ou mes rêves ; ce qui m’amusait, c’était d’agencer un objet avec des mots, comme
j’en construisais autrefois avec des cubes ; les livres seuls, et non le monde dans sa crudité, pouvaient me fournir des modèles ; je pastichai. »
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, folio, pages 70-71
« Le dépouillement de tout, que Charlotte a vécu dans cette scène, quand Georges lui dit adieu, part
pour être fusillé, empli de son courage, de sa fraternité avec ses compagnons, de son espoir pour l’avenir dont il est sûr qu’il sera fait de son idéal – ce dépouillement de tout, l’abandon de tout
ce qui lui était cher, elle le vit pour la première fois. Dans son être, dans son cœur de femme.
Elle en vivra de terribles, des dépouillements de tout, ceux de la plus grande tragédie de l’Histoire. Elle était inconcevable.
Charlotte Delbo passera sa vie à écrire ce qui n’était pas concevable et qui fut. »
Ghislaine Dunant dans Charlotte Delbo, une vie retrouvée, Bernard Grasset, 2016, page 56
Charlotte a été arrêtée avec son mari Georges. Militants communistes, résistants. Lui est torturé. Il refuse de renoncer à ses engagements. La gestapo fit amener Charlotte dans sa cellule pour des adieux. Un dernier chantage, une dernière torture. Il sera fusillé au mont Valérien. Elle sera déportée.